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365 jours en Bourgogne

Les critiques de vins français ont-ils démissionné ?

3 Juin 2012 , Rédigé par Laurent Gotti Publié dans #polémique, #Livre, #Dégustation

 Dans un livre, tout juste paru, Franck Dubourdieu estime que la presse française s'est pliée au "gustativement correct". Les journalistes tricolores sont-ils les suppôts de Parker ? Analyse et explication.

dubourdieu-guerre-du-gout.jpg"La critique française s'est rangée plus ou moins dans le "gustativement correct" se réclamant de tous les styles sauf, il faut le reconnaitre de l'insuffisance, de la pauvreté", écrit Franck Dubourdieu dans son tout nouvel ouvrage ("Du terroir à la guerre du goût". Editions Confluences). Le paragraphe est sous-titré "La démission de la critique française." Difficile, décidément, d'ouvrir un essai sur le vin qui n'égratigne pas les journalistes de la presse spécialisée par les temps qui courent. Il y a quelques semaines, c'est l'œnologue Michel Rolland qui s'en prenait, avec beaucoup de moins d'élégance, à la critique vinicole.

Le "gustativement correct" pour Franck Dubourdieu c'est, on l'aura deviné, le goût "parkerisé". Un goût dont il a assisté à l'avènement, après quarante années passées dans le vignoble bordelais comme négociant, critique indépendant et consultant. Il en revendique un autre, un goût classique, quitte à se faire taxer d'appartenir à la "vieille école".

La notion de classicisme étant vue dans son sens historique et philosophique : le vin doit être en résonance avec le naturel, son terroir, lui-même reflet d'une harmonie qui nous rapprocherait d'un "esprit fédérateur dominant la diversité des éléments". Vision du vin qui, au passage, nous éloigne de celle hédoniste proclamée par Michel Onfray.

A l'opposé des vins classiques se tiennent les "vins excessifs". "Trop de tout et tout en trop", s'indigne Franck Dubourdieu. Surmaturité des grappes pendant les vendanges, surextraction des raisins en vinification et surboisage pendant l'élevage. Style international et standardisé qui s'est imposé dans bon nombre de châteaux bordelais.

L'enjeu de ce clivage n'est pas qu'une question de forme ou la répétition des sempiternelles querelles entre les anciens et les modernes. Pour Franck Dubourdieu, il est la clé de compréhension de la crise qui touche le vignoble français. En s'écartant de ce classicisme, de trop nombreux producteurs hexagonaux ont prêté le flanc à leurs concurrents. Répondant aux sirènes impatientes du marché ou assoupie par les bénéfices d'une hégémonie révolue, l'identité des vins français s'est noyée dans la mondialisation. Le terroir est passé par perte et profit.

Alors capitulation ou pas de la presse française ? Si Franck Dubourdieu parle de démission, c'est qu'il voit les critiques du vin, idéalement, en gardiens du "grand goût classique". Mission qu'il leur attribue un peu rapidement à mon sens. Son constat n'en demeure pas moins exact : la critique française a, dans l'ensemble, réservé un accueil favorable aux vins modernes, même les plus "excessifs".

Dans les années 1990, la Revue des Vins de France a largement mis en avant le travail de Kyriakos Kinigopoulos, œnologue conseil "moderniste" en Bourgogne. Au début des années 2000, Michel Bettane, dans cette même revue, voyait en Philippe Charlopin, vigneron de Gevrey-Chambertin en pointe de la "modernité", le meilleur producteur de pinot noir au monde. Bourgogne Aujourd'hui a également participé à faire connaitre des vignerons comme Denis Mortet, Vincent Girardin, David Duband, etc., au nom d'une certaine pluralité dans l'expression des goûts des dégustateurs.

Une faute ? Pas si l'on en croit la définition du rôle de la critique selon Saint-Beuve : "Renouveler les choses connues, vulgariser les choses neuves". Un journaliste est à l'affût de la nouveauté, c'est même l'essence de son métier. Il trouve d'ailleurs une certaine gratification professionnelle à aller dénicher le vigneron qui fait bouger le Landerneau, remet en cause le ronronnement d'un monde viticole peu enclin à s'ouvrir à l'innovation. Les modernes partaient donc d'entrée de jeu avec un capital d'intérêt certain auprès de la presse.

Leurs vins aussi. Les sélections menées par la critique vinicole s'opèrent par dégustations en série - des marathons déplorent certains - sur des millésimes jeunes, en cours de commercialisation. Un exercice qui favorise les vins "excessifs": plus démonstratifs, plus souples, ils développent spontanément plus de puissance, de gourmandise et une certaine spontanéité aromatique. Bref, ils sortent plus facilement du lot qu'une cuvée qui s'exprime dans le registre de la finesse, de l'élégance. Le phénomène des primeurs, devenu une institution à Bordeaux, n'a fait qu'aggraver ce penchant.

Les vins "modernes" ont percé avec d'autant plus de facilité que la viticulture française sortait d'une période bien triste de son histoire. Elle a cédé, à l'image de l'ensemble du monde agricole, aux sirènes du productivisme et de l'agrochimie. Les rendements d'abord ! Résultat : une très grande majorité de la production se distinguait, si l'on peut dire, par sa dilution. Dévoiement qui a rendu bon nombre de vins, même parmi les plus prestigieux, indignes de leurs rangs.

"On a fini par oublier de réfléchir, de raisonner. Avec les engrais et la mécanisation, on s'est laissé aller à la facilité pendant vingt ans. Nous produisions des raisins, point. (…) Dans les années 1970/80, la Bourgogne a produit beaucoup de vins dilués, déséquilibrés. Je me suis fait remarquer par des vins très denses, avec beaucoup de couleur. Je sortais un peu du lot. Cela a eu le mérite d'attirer l'œil, de poser des questions même si on est peut-être tombé dans l'excès inverse, avec des vins un peu trop extraits, concentrés", confiait en 2003, Denis Mortet, vigneron moderniste de Gevrey-Chambertin.

La presse s'est d'abord appliqué à faire le tri entre les vins insuffisants et les autres. Les débats "stylistiques" passaient alors au second plan et pouvaient être considérés comme une question d'inclinaison personnelle. D'autant que la distinction entre vins classiques et vins modernes est plus délicate à opérer en pratique qu'en théorie. Toute une gamme de nuances existe entre ces deux extrêmes. Où placer la frontière sans confondre critique et chasse aux sorcières ?    

Il faut pourtant en faire le constat : la presse vinicole a porté aux nues, starifié certains vignerons un peu vite. Elle n'a pas échappé à l'écueil de la médiatisation immodérée de notre époque : la mise sous les projecteurs, sans beaucoup de recul, de la dernière cuvée à sensation. Mais le tort principal de la critique est sans doute ailleurs : n'avoir que rarement donné droit de suite. Elle aurait, à mon sens, gagné à reconnaitre être allée un peu vite en besogne dans certains cas. Que valent aujourd'hui les vins encensés il y a 10, 15, 20 ans ? Peu s'en soucient. La question occupe beaucoup moins les rédactions que la qualité du millésime récolté il y a moins de 6 mois. Dommage, car dans l'univers des grands vins, garder un œil, et plus, sur leur évolution est éminemment instructif. Temps long contre temps court, problématique récurrente de notre époque…

Dès avril 2002, Bourgogne Aujourd'hui (n°45) avait posé le débat et effectué une dégustation comparative sur des vins de 3 à 9 ans. Les vins classiques se montraient alors plus à leur avantage.

Depuis, le débat s'est éteint de lui-même en Bourgogne. Les vins "excessifs" ont disparu. La culture du terroir, si profondément ancrée dans l'ADN bourguignon, a fait office de garde-fou.  Il en est autrement à Bordeaux selon Franck Dubourdieu. L'influence de Robert Parker étant toujours prégnante.*

L'ouvrage écrit dans un style dense, précis, et solidement étayé est donc un appel pressant et salutaire à un retour au classicisme sans concession, seul reflet d'une viticulture de terroir. "Les terroirs français, plus ou moins à l'épreuve de la globalisation du goût n'ont d'autre choix que de radicaliser leur expression différenciée en s'ouvrant toujours plus au monde", conclut-il. Une critique vinicole, non soumise à la prééminence du spectaculaire et de l'immédiateté, ne saurait qu'abonder dans ce sens.

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